Lettre de Henri-Alexis Baatsch à Michel Onfray, 16 mai 2010
Le 16 mai 2010
à M. Michel Onfray
Cher Monsieur,
Après lecture de la bibliographie de votre livre, je voudrais ajouter deux ou trois observations à propos des Œuvres complètes de Freud en français. Vous avez fait le choix de lire Freud dans l’ordre chronologique et dans cette édition. Il n’y a rien à redire à ça ; ce procédé critique se justifie et il a l’avantage de pouvoir être imité par chacun.
En tant que traducteur, je voudrais quand même dire que je n’apprécie aucunement le label « scientifique » que se donne l’équipe de cette traduction. Je ne vois pas en quoi la concertation d’une dizaine de personnes compétentes autour des expressions françaises qui seront choisies pour traduire tel ou tel terme allemand employé par l’auteur donne à leurs choix un caractère scientifique. Autant dire que les lois françaises sont « scientifiques » parce qu’elles ont été élaborées en commission par des professionnels (des juristes) et que certains amendements ont été acceptés en assemblée générale. Et que dire alors si ces lois ont la prétention d’être rétroactives ! [Comme le traducteur qui prétend imposer le sens qu’il croit « final » d’un concept, à ce qui a été un concept initial encore imprécis comme si le temps ne servait à rien en matière de pensée !]
La traduction d’un ouvrage est pareille à la traversée d’une forêt. L’auteur est parti d’un point ici et il est arrivé au terme d’un long parcours à un point là-bas. Il a jalonné ce parcours de repères (ses mots, éventuellement ses concepts). Le traducteur vient par la suite, souvent bien plus tard, souvent dans une autre époque historique, et il s’efforce de reconstituer ce parcours. Comme son bagage linguistique et culturel, son équipement tant matériel que psychique, ne sont pas les mêmes, il lui faudra faire un détour là où des fourrés ont poussé, comprendre que tel arbre (tel mot, tel concept) s’est mieux développé qu’un autre, qu’un autre a été foudroyé, il lui faudra imaginer que l’auteur pouvait filer droit à un moment puis zigzaguer à d’autres, et se débrouillant avec toutes ces différences dans le temps, dans l’espace, et dans le champ verbal, reconstituer le parcours.
La traduction peut être un travail rigoureux mais ce n’est d’aucune façon un travail scientifique.
Il est permis de préférer le traducteur qui sait faire quelques détours sans perdre le cap à celui qui croit bien de patauger en ligne droite dans la boue « pour prouver la qualité scientifique de son travail », au prétexte que l’auteur serait passé tout droit sans éviter le marais, qui n’existait peut-être pas alors ! Dans la version des Œuvres complètes, la traduction de la Traumdeutung (L’Interprétation des rêves, comme on disait naguère, et non comme dans celle-ci L’interprétation du rêve) me fait constamment buter dans les souches et c’est pourquoi je ne l’aime pas et la crois propre à détourner de l’apport réel de l’ouvrage.
Enfin, toute autre chose : vous professez une admiration sans réserve pour l’esprit des Lumières. Travaillant sur Rousseau pour un projet théâtral, je la partage depuis longtemps dans les grandes lignes, mais vous conviendrez que la dureté envers ses ex-amis reprochée à Freud, Ferenczi par exemple, n’est quand même rien face à la férocité de Voltaire envers ce même Rousseau. Ces Lumières ont aussi des comportements humains fort obscurs : Vous admirez Diderot. Que dire de son acceptation des puissants et des despotes, de son lien avec Catherine II1 ? Est-ce que la fréquentation assidue d’une impératrice autocrate et criminelle sans vergogne (ne serait-ce que pour accéder au pouvoir) n’est pas au moins aussi répréhensible qu’une dédicace de Freud à Mussolini2 ?
Que ces observations ne soient pas mal interprétées : il est légitime qu’un travail considérable sur une œuvre énorme et tellement commentée appelle des observations et suscite des réserves quant à telle ou telle conclusion trop rapide. C’est à ce titre que je vous adresse quelques-unes des miennes.
Je vous salue comme elles sont pensées : bien cordialement.
Henri-Alexis Baatsch
1 En comparaison de qui le premier Louis XVI – quoique nullement aufgeklärt ! – est un parangon de vertu et d’écoute de ses peuples…
2
Il faut se souvenir à ce propos que quand Freud écrit dans une lettre « Mussolini, notre protecteur », celui-ci n’est pas encore un allié d’Hitler – il envoie en 1935 ses troupes sur le Brenner pour contrer les premières tentatives d’Hitler pour effacer le traité de Versailles. Mussolini est alors allié de la France de droite (ministère Laval). Cela fait bien de Freud autre chose qu’un social-démocrate, mais pas pour autant un admirateur discret du fascisme.
Lettre de Henri-Alexis Baatsch à Michel Onfray, 10 mai 2010
Chalon, les 10 et 13 mai 2010
à M. Michel Onfray
Cher Monsieur,
C’est un plaisir, un devoir, et l’ouverture d’une « problématique » de vous écrire après la lecture de Crépuscule d’une idole.
Un plaisir car votre livre se lit avec aisance, il a pour les non-spécialistes de la philosophie et de Freud l’agrément d’un roman d’idées, avec personnages et concepts affrontés, qui a le mérite de couvrir - sans exclure de données majeures - les cinquante ans et plus de l’activité créatrice de Freud, comme homme, comme scientifique, comme créateur de mythes et comme défenseur et illustrateur premier de sa propre science.
C’est un plaisir aussi de constater que si remonté que vous vous montriez à certaines pages contre ce que vous qualifiez d’affabulations freudiennes, votre ton n’est pas celui de la détestation bête ; plaisir de vérifier à la lecture que vous ne méritez d’aucune façon les insultes et les rejets sans appel que certains ont déversés sur vous avec précipitation ; comme si votre biographie de Freud, par plages choisies d’intervention, certes très contestataire et désacralisante, ne relevait que d’un acte de démolition aveugle parfaitement infondé.
Plaisir aussi de vérifier que vous tenez le pari du double jeu de dix cartes postales mentionné dans votre préface, que vous élaborez une argumentation assez cohérente pour chacune des thèses de vos contre-cartes postales.
C’est un devoir de reconnaître la qualité de l’ensemble de votre recherche et de constater que vous ne faites pas feu de tout bois contre Freud, que vous lui reconnaissez la qualité et l’ampleur de la réflexion philosophique à défaut de l’efficacité thérapeutique de sa science. Votre ouvrage témoigne d’une capacité remarquable à ne pas perdre un fil conceptuel éclairant, quoique très polémique, dans votre lecture de l’œuvre de Freud et dans l’ensemble de cette œuvre. Cela seul fait de votre ouvrage un contrepoids efficace et presque pédagogique aux biographies trop laudatives qui ont contribué à la construction d’une idole.
Mais je ne suis pas sûr qu’il faille attribuer à Freud lui-même davantage de ruses et d’ambition pour construire cette idole qu’on ne le fait d’habitude envers toute personne qui a imposé son nom, son œuvre, sa recherche et ses découvertes. On n’impose pas sa personne en disant de soi tout le mal possible ! C’est réservé aux saints et même à un type particulier de saints. Dissimuler certaines de ses sources est une faiblesse très humaine, avouer des fautes professionnelles graves sans manifester ni compassion pour la victime ni remords est tout à fait courant dans le monde médical, entraîner la mort de patients par des erreurs de diagnostic est assez banal et l’était certainement bien plus encore entre 1880 et 1920 quand le corps était totalement opaque. Plus opaque encore pour les femmes: à propos du rêve de l’injection faite à Irma, Freud raconte lui-même que le médecin auscultait la patiente à travers son corset. Certes, de telles erreurs ne font pas de Freud le médecin « somatique » le plus expert de son temps, ni le plus bourrelé par la conscience de sa responsabilité, mais ses textes sont loin de faire de lui un véritable dissimulateur. On pourrait plutôt dire à sa décharge qu’il prenait un grand risque à ne pas faire comme la plupart de ses confrères un silence total sur ses déconvenues professionnelles.
Quant à l’ambition, au désir d’être illustre : que dire des lettres de Nietzsche au moment de Zarathoustra, quand il parle de la mission qui lui incombe dans des termes si exaltés qu’ils sont proches du délire ? La révélation de Zarathoustra a bouleversé certains mais n’a pas changé le monde. Il en a été de même pour l’Inconscient selon Freud. L’invention de quelque chose de très chargé, sa présentation publique - par le livre, en chaire, dans la réponse à des attaques variées qui se prolongent sur des années - est une opération bien plus délicate que la soutenance de thèse ou la réponse à une interview. Cela peut entraîner à des détours retors. Sont-ils condamnables pour autant ? L’irénisme et la science ne vont pas de pair. Bourgeoise ou non. Vraie science ou non.
Quant à la problématique ouverte, elle tient en ceci : Est-ce que le démontage par la vie (ou par le renvoi à la vie) de Freud démonte aussi toute sa pratique et toute sa théorie du psychisme ?
Je vais prendre quelques exemples :
Le complexe d’Œdipe ne concernerait que Freud…Il serait adapté à son cas particulier.
Voire. Pour être très précis, je vous dirai un passage de mon histoire propre. En préalable, je vous ferai observer ceci : vous êtes né en 1959. Vous n’ignorez rien des théories comme des réalités de la sexualité, vous savez tout sur ces questions fondamentales peut-être depuis votre adolescence. Mais vous imaginez difficilement dans quel monde officiellement et policièrement renfermé Freud a commencé de se faire entendre (il n’était pas le seul, du reste, à tenter de briser l’interdiction de la parole publique sur ces questions) car vous n’avez absolument pas grandi sous la chape de plomb du non dit, de l’interdiction absolue de parler « de certaines choses » qui a prévalu jusqu’au début des années 1960.
Un film comme Le Ruban blanc de Haneke rend bien compte de l’interdit qui prévalait au temps de Freud (le père sévère, terrifiant, ne peut pas nommer l’acte criminel en question, la masturbation, à son jeune fils). C’était comme ça en 1913, en 1880, mais c’était aussi comme cela jusqu’en 1960 et quelques. Imaginez-vous qu’il était interdit de connaître en quoi consiste la différence des sexes1 . C’était un acquis à décrocher (comment ?!) sans même savoir en quoi elle consistait2 . Il était même interdit d’en parler. Il était interdit de se confier des secrets entre garçons et filles. Il était interdit de fréquenter des filles (pour un garçon) sauf sous surveillance. Aucun cours, aucune planche anatomique n’expliquait le secret des sexes aux adolescents. Ils ne devaient parler ni de leurs règles ni de leurs éjaculations. La seule façon de s’informer sur une question absolument cruciale quand on a quatorze ans était de le faire clandestinement : par de l’argent [achat de révélation ; mais où prendre l’argent à quatorze ans dans une société parfaitement hiérarchisée ? En le détournant (argent de poche) ou en le volant. Autre délit.] En suppliant quelqu’un (de l’autre sexe en général) de rompre le tabou. Il y avait très peu de personnes assez libres d’esprit pour le faire. Dans certains milieux : aucune. En s’appuyant sur la situation salvatrice d’avoir une sœur (un avantage dont Nietzsche n’a pas su profiter à temps, cherchant ensuite des sœurs-femmes ailleurs et toujours) pour briser le tabou ; mais cela peut déboucher sur une situation plus ou moins incestueuse, car le secret rompu appelle un nouveau secret ! Ou encore par la violence, oui, la violence : celles qu’on se fait à soi-même en achetant des revues clandestines ou en recherchant le bordel, petit ou grand. Celles de forcer une jeune fille ou une jeune femme à se révéler (cela peut aller jusqu’au viol).
Dans ce contexte… j’en viens à mon histoire propre : à l’été 1963, j’avais quatorze ans et demi, je n’avais évidemment rien lu de Freud, mais j’avais déjà de bonnes connaissances littéraires (et du livre de secrets, la Bible), cela allait faire bientôt un an que j’étais hanté par ce « grand secret » dont j’avais appris une face, forcé par la nature – savoir les émotions sexuelles spontanées, érection en présence d’une personne féminine obscurément désirée, priapisme intempestif, masturbation, éjaculation – mais dont j’ignorais tout de l’autre : qu’est-ce exactement qu’être une fille, une femme ?
Une nuit d’août, alors que j’étais à la campagne dans une modeste maison de parents éloignés avec ma mère et ma grand-mère, femmes elles-mêmes d’une vie modeste par leur famille, nous avions été forcés de nous serrer pour dormir la nuit du fait de nouveaux arrivants. Je me retrouvai dans le même lit que ma mère. Elle avait cinquante ans, et jolie femme naguère elle était déjà vieillissante ; non pas une jeune mère qui fait tomber tous les tabous !
Dans le sommeil-rêve, cette hébétude profonde de l’adolescence pleine de fantasmes et aussi pleine de sommeil, avec la tenace volonté de savoir qui stimulait malgré tout mon peu de conscience, puisqu’elle me tenaillait toute la journée, je commençai à l’étreindre, à faire les préparatifs de ce qui aurait pu être « la pénétrer ». De cela, je ne savais alors que ce que l’ignorance en sait ; elle sait toujours quelque chose. Faisait-elle semblant de dormir ? Elle ne me dit rien, aucun soupir, nulle remarque, ni dans la nuit, ni plus tard. Ce fut sans doute la vague (vague, pour ma conscience de nuit) histoire d’Œdipe de Sophocle, que je connaissais déjà sans doute, à moins que ce ne soit celle de Loth – c’étaient des choses qu’on apprenait à douze ans, sérieusement ou clandestinement, des paroles cryptées qu’on s’acharnait à deviner – qui subitement me dit que j’allais faire quelque chose d’impossible, d’interdit et qui me fit m’écarter et me renfrogner dans mon coin.
Faux souvenir ? D’aucune façon. Situation impossible ? Moins encore. Quand j’étais petit enfant, ma mère me prenait très souvent pour dormir avec elle en l’absence de mon père ouvrier, au travail. Fusion de deux temps, souvenir aigu de la petite enfance et désir aigu de savoir - quand tout ce qui est féminin se dérobe à une révélation ressentie comme indispensable ? Bien probable. Je n’ai pas à signaler un désir de meurtre du père pour compléter le tableau œdipien. Je vivais dans un milieu très modeste et mon père ne se targuait pas d’une autorité absolue. On n’a envie de tuer que les gens odieux. Etre odieux avec bonne conscience était par contre très répandu dans des milieux plus aisés.
C’est de telles situations, vécues par lui-même, mais ressenties par lui comme le vécu de tous autour de lui, que sont nées les généralisations freudiennes comme le complexe d’Œdipe.
[…Autre exemple tiré des propos d’un garçon ami…]
Bien d’autres cas m’incitent à penser que ce fameux complexe n’est pas spécifiquement lié à l’homme Freud, mais lié à une époque, à ses mœurs et à ses codes ; sinon je ne vois pas comment tant d’hommes considérés comme à peu près sains d’esprit auraient pu l’intégrer à leur bagage intellectuel. Freud l’a débusqué chez lui et l’a nommé, acte fondateur, avec le goût du mythe que nous savons. Qu’il en ait fait ensuite un usage abusif comme il a fait aussi un usage délirant et obsessionnel des symboles, jusqu’au ridicule et aux contrevérités les plus criantes, c’est une autre affaire. Le complexe d’Œdipe est fondé sur une expérience réelle en son temps, partagée par beaucoup, mais qui n’a peut-être plus aucun sens aujourd’hui dans la société occidentale plus libre. Il est des sociétés patriarcales et répressives qui refusent même d’en parler, chez lesquelles il doit être très actif. Entre le cas unique et l’universel « toujours et partout valable », il y a une grande marge d’attribution et le temps extrêmement répressif qu’a connu le jeune Freud permet de dire qu’arrivé à l’âge adulte, il ne fabule quand même pas toute sa théorie pour lui tout seul. C’est bien le moins. Et vous me paraissez aller vite quand vous dites que Freud n’a pas fait une auto-analyse sérieuse. Du fait même que ses lettres à Fliess on été conservées – même s’il ne le souhaitait pas ! – il est probablement l’inventeur de théorie dont nous connaissons le plus quant à la part personnelle et habituellement invérifiable de l’invention.
Pages 384/385 de votre livre : vous dites avec raison qu’il est absurde d’imputer à un garçon de 14 ans une telle interprétation mythologique (Ouranos, Gaia, la faucille, etc.).
C’est vrai… et c’est faux : en ce temps-là, on était interdit de sexe réel comme je l’ai dit plus haut, mais on passait des heures à déchiffrer des histoires mythologiques, dictionnaire grec ou latin à l’appui, et l’on y faisait passer tout l’eros refoulé dans le quotidien. J’ai traduit pour Gallimard les lettres du jeune Nietzsche dans sa « prison » éducative de Pforta, je vois très bien de quoi il s’agit. Il est possible de plus que le jeune garçon en question ne soit ici qu’un travestissement du jeune Freud, lequel devait être plus que personne investi dans la mythologie dès son plus jeune âge !
Vous vous insurgez plusieurs fois contre le caractère non scientifique de la psychanalyse. Il est difficile de vous donner tort. Mais pourquoi une nouvelle discipline s’organiserait-elle en quelques années comme une science qui a cent ans d’existence ? Est-ce que chaque science n’a pas aussi sa propre légende dorée, à commencer par la cosmologie copernicienne que son inventeur a fort timidement présentée pour n’en plus parler pendant longtemps ?
Vous protestez vigoureusement (p. 445 et ailleurs) contre le refus systématique de Freud d’accepter les objets pour ce qu’ils sont, contre sa façon d’opérer des renversements sidérants (comme dans le cas de l’Homme au Loup : l’été pour l’hiver, etc.), de multiplier les glissements sémantiques. Là encore votre protestation est fondée et convaincante ; pourtant il y a une origine à ce renversement de la logique : elle se trouve dans l’observation des rêves. Freudien ou non, chacun constate que le rêve tend à renverser la chronologie (ou à l’ignorer), à déplacer les attributions (c’est X qui a fait ça en vrai ou qui a telle qualité, mais c’est à Y que le rêve les attribue ; une personne se transforme en une autre, une scène change complètement de lieu, etc.).
C’est par l’observation des rêves que Freud a créé son premier système et s’est élaboré une première théorie de l’inconscient. Il n’est que normal que ce qu’il a pensé devoir y comprendre se répercute sur l’ensemble de son travail d’interprétation
J’ai pour ma part découvert par une observation comparable une tout autre origine à ces distorsions/glissements d’attribution du rêve. Vous y jetterez un œil si vous voulez, puisque je vous ai envoyé en avril un choix de textes. Force est de dire au passage que quand on étudie de près les rêves, la grande Traumdeutung apparaît beaucoup plus fouillée que vous ne daignez le reconnaître et fort peu tributaire de ses prédécesseurs. Je serais toutefois porté à l’indulgence envers votre jugement, trop rapide à mes yeux, du fait que vous l’avez lue dans cette épouvantable version française3 qui découragerait Gilliatt. Voilà déjà une très longue lettre, il faudrait y mettre un terme mais encore quelques mots. Votre livre ne suscite pas qu’un intérêt médiatique ! Je n’entrerai pas trop avant dans la discussion de tel ou tel reproche qu’on peut faire à Freud dans la réalité politique de son temps, à la fin de sa vie, l’une des pires époques qu’il ait été donné de vivre, vous ne l’ignorez pas. Mais c’est un peu un regret – davantage qu’une attaque – de dire que l’auteur de Malaise dans la civilisation a essayé de louvoyer, de se masquer l’ampleur du désastre criminel et mondial en préparation [bien des gens oublient que cette catastrophe se prépare en six ans seulement - on papote déjà sur Sarkozy qui a perdu la main au bout de trois ans seulement, son élection, c’était hier ! - et c’étaient des événements autrement graves qui s’organisaient] au lieu de nous livrer dans ces années précipitées, désastreuses, bourrées de décisions à prendre et non prises, une belle étude éclairante, une vision humaniste dynamisante qui éblouisse tout le monde et conjure la catastrophe. C’est un peu de l’admiration par défaut : « Dommage qu’il n’ait pas été capable de ça ! » Oui, terriblement dommage. Mais on peut accuser tous les autres aussi ! Toutes les autres « belles âmes » (Hegel dixit) ou prétendues telles.
Je préfère m’attarder un instant sur ce qui subsiste encore de la psychanalyse freudienne dans le vécu d’aujourd’hui, quand vous évoquez sa misogynie et son homophobie ontologique.
La réalité féminine est très mal comprise par Freud. C’est certain. Mais tant qu’on ne donnait pas la parole aux femmes et qu’on ne les traitait pas en égales naturelles, il n’était pas possible de progresser. Parler des femmes entre hommes - avec seulement quelques femmes cooptées qui ont passé une habilitation spéciale, uniquement intellectuelle du reste, auprès du ou des « maîtres »4 - ne pouvait déboucher sur rien. Il fallait d’abord émanciper les femmes dans la société. Ce n’était pas sa tâche ! Dire que Freud est « phallocrate » est vrai mais historiquement il n’est pas responsable de toute la société de son temps. Croire sérieusement qu’on aurait laissé Freud parler, qu’on ne lui aurait pas cassé ses vitres à coups de cailloux et qu’on ne l’aurait pas menacé de mort et toute sa famille avec lui [comme Victor Hugo à Bruxelles en 1871, parce que défenseur moral de la Commune] s’il avait fait l’éloge d’une sexualité libre, s’il avait mis sur le même pied la liberté de l’homme et celle de la femme, de l’hétérosexuel et de l’homosexuel, etc., ne tient pas la route une seconde. C’est une construction a posteriori. Il ne le voulait pas non plus ? Possible. Mais qui le voulait en son temps ? Personne. Absolument personne. Même pas les surréalistes.
Enfin, Freud a été transformé en idole et votre attaque contre cette idole est parfaitement justifiée, même si elle est quelquefois trop emportée pour être tout à fait pertinente. Mais dans le cas particulier de Freud et du freudisme, il ne faut pas négliger que derrière l’idole, il y a aussi toute une société humaine qui a reconnu dans ses livres, dans sa pensée, quelque chose d’une vérité, ou plus exactement d’une réalité, qui la concernait. Je ne parle pas ici seulement de ceux qui se sont engagés dans la psychanalyse pour en faire une profession de foi et plus communément un métier, ni de ceux qui s’étant allongés sur un divan, lui ont accordé une partie de leur vie, avec ou non un apaisement de leurs problèmes psychiques. Que la thérapie psychanalytique procède seulement de la guérison par la parole ou n’agisse que comme effet placebo – ce qui est malheureusement probable -, la plus grande part du problème reste entier : les sciences exactes n’ont fait que peu de progrès en matière de thérapie psychique, quelque chose résiste obstinément au niveau cérébral à l’exploration strictement objective et nous ne savons pas comment faire pour aller plus avant. C’est cela qui justifie l’œuvre freudienne aujourd’hui, quelles que soient les faiblesses de l’homme Freud, ou la part affabulée de son système de représentation.
Si je veux aller au-delà de l’œuvre freudienne, je dois par exemple démontrer que l’inconscient n’existe pas, que c’est une affabulation d’époque, et cela non par un jeu de concepts et de logique, mais d’un point de vue clinique, et dans l’espace même de Freud. Et ce n’est pas si facile…
J’espère que cette lettre, avec quelques dizaines d’autres venues d’ici et de là, vous confortera dans le sentiment d’avoir fait œuvre éminemment utile en fracturant la lecture hagiographique de Freud et que c’est dans ce sens que vous comprendrez mes observations critiques à votre remarquable travail.
Je vous prie de recevoir mes cordiales salutations.
Henri-Alexis Baatsch
1 Dans Le Monde d’hier, Stefan Zweig raconte des choses étonnantes, ébouriffantes, à ce propos. Mais cela ne s’est pas limité dans le temps au monde d’avant la Première Guerre mondiale.
2 Cet interdit prévaut encore en Islam. Ce qui explique pour des raisons simples (et nullement « racistes » au sens large) pourquoi la société européenne qui s’est libérée de cet interdit et la société islamique qui le privilégie et l’affiche, et qui s’efforce en même temps de s’inscrire dans la première, se mélangent aussi difficilement que l’eau et l’huile. Je pourrais rajouter ici à propos du Livre des Secrets, la Bible : même dans une société régie par elle, cette Bible parle de tout, elle y est donc un détour nécessaire pour percer le secret. Le Coran est beaucoup moins disert en matière de secret, il ne « raconte » pas d’histoires, la Bible en regorge : ce qui veut dire que par l’éducation officielle prodiguée selon leur culte, les jeunes musulmans sont encore plus tenus à distance de la connaissance du secret. De quoi légitimer la psychanalyse aujourd’hui. Là où précisément elle est interdite !
3 Pour la traduction des textes freudiens, il est clair que la version publiée aux PUF fait problème : elle part du principe qu’une expression ou qu’un concept dont le sens évoluera pour l’auteur au cours des années à venir doit être traduit(e) en fonction de cette évolution de son sens, bref on considère qu’un premier livre important publié en 1900 fait déjà partie des Œuvres complètes qui seront publiées dans cinquante ans ! D’où l’introduction de tout un jargon de mots inventés ou inappropriés comme vie d’âme, désirance, fantaisie (traduction de Phantasie, détournée de son sens premier d’imagination), qui rendent le texte, plutôt bien écrit en allemand et relativement clair, dans un français par moments imbuvable et même inintelligible. J’ai traduit de nombreux classiques littéraires et philosophiques allemands. Je peux en parler.
4
A propos de maîtres : la même phallocratie, et hiérarchie, régnait au Bauhaus, un lieu pourtant répertorié comme extrêmement créatif.